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auteur
editeur
Date de parution
28/09/2012
Poids
360 g
Reference
9782842637415
Le Flabellum manquant
Je ne dois pas me précipiter, sinon le lecteur ignorera tout de la nature de ma relation avec Henry St Liver et des circonstances dans lesquelles je fis sa connaissance.
Peut-être devrais-je évoquer brièvement ma jeunesse. Je suis née dans le petit village de Summerseat, au nord-ouest de Manchester. En 1870, alors que j'étais âgée de trois ans, ma famille partit s'installer à Sydney, en Australie, où mon père trouva un emploi dans une affaire minière. A dix-sept ans, je devins institutrice dans une école rurale près de Goongerwarrie, dans l'État du Queensland, et ce fut là que, entre deux leçons données aux enfants, je réussis à m'instruire grâce à des tomes délaissés de Milton et de Goethe et à une grammaire de latin. En août 1892, à l'âge de vingt-deux ans, je retournai en Angleterre avec l'ambition de suivre des études de médecine.
Bien sûr, j'avais vu des photographies et des gravures de Londres. J'en avais aussi lu des descriptions et je m'étais penchée sur des cartes. J'avais même goûté au gin anglais. Mais je n'étais évidemment pas préparée à la vie londonienne. J'étais loin de m'attendre, par exemple, aux loyers exorbitants, aux bombes des terroristes irlandais, aux meurtres dans les rues, etc. Le jour de mon débarquement à Tilbury, je faillis être entraînée dans une émeute. Les responsables devaient être des dockers car j'eus beaucoup de mal à quitter les docks. L'agitation s'étendit jusqu'à Regent Street où je découvris plus tard que les fenêtres de la boutique de Mr William Morris avaient été brisées et que des rouleaux de papier peint avaient été balancés sur le trottoir.
Dans le quartier de Hoxton, je trouvai un logement pas cher, pour ainsi dire une chambre de bonne. Ma valise contenait quelques vêtements, deux ou trois livres et mon manuscrit, L'Histoire d'une grange australienne. Il s'agissait du récit de mon séjour dans l'Australie profonde. J'avais commencé à l'envoyer à des éditeurs: au bout de sept ou huit semaines, il attira l'attention de la maison Drebber & Drebber, et le livre fut publié en janvier 1893.
Peu de temps après, MM. Drebber me transmirent la lettre suivante:
16, Dover Mansions
Dover Street
Shoreditch
12 février 1893
Cher Mr Iron,
J'ai lu votre Histoire d'une grange australienne, et elle m'a procuré tant de joie que je ne résiste pas à la tentation de le dire à son auteur. Moi aussi j'ai pris pleinement conscience de mon corps et de mon esprit dans l'atmosphère que vous décrivez, en un lieu misérable, désolé, poussiéreux et privé de tout confort matériel, mais sous un ciel si bleu et si vaste qu'il permet d'éprouver un sentiment de liberté absolue, un bonheur extatique à chaque fois que l'on sort se promener seul - un ciel qui, la nuit, s'illumine d'étoiles telles que l'on n'en voit jamais à Londres. Si nos expériences de vie sont jumelles, alors vous et moi sommes - oserai-je l'écrire? - presque des frères. D'ordinaire, j'hésite à m'exprimer avec une telle fougue mais des passages comme celui-ci: «Emporté par la passion, je m'étends sur la terre rouge; la sève du panthéisme monte en moi...» (pages 58, 345) m'en ont donné le courage. Avez-vous lu Whitman?
Je vous souhaite le plus grand succès, Monsieur, et vous prie de recevoir l'expression de ma sincère admiration.
Henry St Liver
Je ne dois pas me précipiter, sinon le lecteur ignorera tout de la nature de ma relation avec Henry St Liver et des circonstances dans lesquelles je fis sa connaissance.
Peut-être devrais-je évoquer brièvement ma jeunesse. Je suis née dans le petit village de Summerseat, au nord-ouest de Manchester. En 1870, alors que j'étais âgée de trois ans, ma famille partit s'installer à Sydney, en Australie, où mon père trouva un emploi dans une affaire minière. A dix-sept ans, je devins institutrice dans une école rurale près de Goongerwarrie, dans l'État du Queensland, et ce fut là que, entre deux leçons données aux enfants, je réussis à m'instruire grâce à des tomes délaissés de Milton et de Goethe et à une grammaire de latin. En août 1892, à l'âge de vingt-deux ans, je retournai en Angleterre avec l'ambition de suivre des études de médecine.
Bien sûr, j'avais vu des photographies et des gravures de Londres. J'en avais aussi lu des descriptions et je m'étais penchée sur des cartes. J'avais même goûté au gin anglais. Mais je n'étais évidemment pas préparée à la vie londonienne. J'étais loin de m'attendre, par exemple, aux loyers exorbitants, aux bombes des terroristes irlandais, aux meurtres dans les rues, etc. Le jour de mon débarquement à Tilbury, je faillis être entraînée dans une émeute. Les responsables devaient être des dockers car j'eus beaucoup de mal à quitter les docks. L'agitation s'étendit jusqu'à Regent Street où je découvris plus tard que les fenêtres de la boutique de Mr William Morris avaient été brisées et que des rouleaux de papier peint avaient été balancés sur le trottoir.
Dans le quartier de Hoxton, je trouvai un logement pas cher, pour ainsi dire une chambre de bonne. Ma valise contenait quelques vêtements, deux ou trois livres et mon manuscrit, L'Histoire d'une grange australienne. Il s'agissait du récit de mon séjour dans l'Australie profonde. J'avais commencé à l'envoyer à des éditeurs: au bout de sept ou huit semaines, il attira l'attention de la maison Drebber & Drebber, et le livre fut publié en janvier 1893.
Peu de temps après, MM. Drebber me transmirent la lettre suivante:
16, Dover Mansions
Dover Street
Shoreditch
12 février 1893
Cher Mr Iron,
J'ai lu votre Histoire d'une grange australienne, et elle m'a procuré tant de joie que je ne résiste pas à la tentation de le dire à son auteur. Moi aussi j'ai pris pleinement conscience de mon corps et de mon esprit dans l'atmosphère que vous décrivez, en un lieu misérable, désolé, poussiéreux et privé de tout confort matériel, mais sous un ciel si bleu et si vaste qu'il permet d'éprouver un sentiment de liberté absolue, un bonheur extatique à chaque fois que l'on sort se promener seul - un ciel qui, la nuit, s'illumine d'étoiles telles que l'on n'en voit jamais à Londres. Si nos expériences de vie sont jumelles, alors vous et moi sommes - oserai-je l'écrire? - presque des frères. D'ordinaire, j'hésite à m'exprimer avec une telle fougue mais des passages comme celui-ci: «Emporté par la passion, je m'étends sur la terre rouge; la sève du panthéisme monte en moi...» (pages 58, 345) m'en ont donné le courage. Avez-vous lu Whitman?
Je vous souhaite le plus grand succès, Monsieur, et vous prie de recevoir l'expression de ma sincère admiration.
Henry St Liver